Cette « prière » est citée par le célèbre théologien nord-africain Augustin d’Hippone (354–430) dans ses Confessions, racontant son « adolescence pitoyable » :
Donnez-moi la chasteté et la continence, mais ne me les donnez pas à l’instant. »
(Les Confessions, 8.7, trad. Joseph Trabucco)
Sur la base de ces paroles (qu’Augustin déclare bien avoir priées avant d’avoir embrassé la foi chrétienne), le musicien talentueux Gordon Matthew Thomas Sumner (alias Sting) a mis en musique un récit de forte tentation, sous le titre provocateur « Saint Augustin en enfer ». C’est le coup de foudre d’un homme devant la femme de son meilleur ami, et il ne peut résister à cette tentation.
On entend cette « prière » chantée par les chœurs par-dessus le refrain (il faut vraiment tendre l’oreille).
Une mesure en 7
C’est une des spécialités de Sting et de ses musiciens, placer quelques morceaux à mesure « bancale » dans ces albums. Il ne fait pas défaut à cette habitude dans cet opus de 1993 (contenant par ailleurs de nombreux tubes de Sting), Ten Summoner’s Tales : deux 7/8, et un 5/4.
J’aime particulièrement la cymbale ride (son bell, c’est-à-dire son jeu sur la cloche centrale), qu’on entend tout le long. Ce son est joué à la noire, ce qui veut dire qu’une mesure sur deux, elle est à contretemps (ligne du haut sur le schéma ci-dessous), et je trouve ça génial à jouer !
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1 2 3 4 5 6 7 1 2 3 4 5 6 7
L’invité d’honneur : l’orgue
Ce n’est certainement pas la meilleure chanson de Sting, mais on y voit beaucoup d’ingrédients typiques de Sting. Des accords sortant de l’ordinaire, des chœurs, des solos instrumentaux.
Ici, c’est l’orgue qui occupe une place prépondérante (l’atmosphère « religieuse » y est sans doute pour quelque chose). David Sancious, jouant les claviers sur cet album, offre trois rôles à cet instrument :
- une couche sonore, comme des nappes ;
- des réponses rythmées, comme des riffs de cuivre ;
- un instrument solo, après le pont.
Des accords resserrés
La grille d’accord est surprenante, car elle est très minimaliste en terme de nombres de notes. Si bien souvent un accord se définit au minimum par trois notes, voire quatre, ici c’est plus resserré que cela. On oscille entre ces trois « ambiances » sur le couplet :
- la sol (septième)
- mi♭ la (quinte diminuée, ou triton)
- ré la (quinte juste)
Au-delà de cette donnée de base, le chant est très libre, les accords plaqués dessus aussi (ils sont parfois assez différents). Seule la basse reste fidèle à ce squelette tout le long, avec un motif rythmique simple mais efficace.
Notons encore le refrain (qui lui contient des accords plus classiques), qui termine sur un accord de La♭… avant de revenir sur notre La du refrain. C’est astucieux.
Tout le monde le fait
Mais revenons au texte et au message de la chanson.
En toile de fond est véhiculée la morale « Ça arrive à tout le monde [même saint Augustin, ou François d’Assise, cité dans le 2ᵉ couplet] ».
C’est certainement extrapoler la parole du théologien médiéval Augustin.
De plus, il ne s’agit certainement pas de relativiser le mal (ici, l’adultère) sous prétexte que d’autres personnes, même recommandables, l’ont commis. Le slogan « Tout le monde le fait » n’a décidément rien à voir avec l’éthique chrétienne.
La tentation… irrésistible ?
Dans le 1ᵉʳ couplet, Sting, fortement influencé par son éducation catholique, fait appelle à une force supérieure pour le délivrer de ses sens qui perdent la raison, en voyant entrer cette femme au bras de son meilleur ami.
If somebody up there likes me somebody up there cares
Deliver me from evil
save me from these wicked snares
La référence aux « serpents maudits » renvoie à la tentation du serpent dans le Jardin d’Éden. La femme, puis l’homme, y ont cédé. Le protagoniste de la chanson aussi, arguant une simple « réaction chimique ».
Est-ce pour autant la destinée fataliste de tous les êtres humains ?
Plaisir ou souffrance ?
Le deuxième couplet présente bien le revers de la médaille du plaisir instantané : la souffrance ! Comment ne pas réaliser qu’en effet, bien des vies ont été des champs de grande souffrance suite au mauvais choix d’un moment ?
Ici malheureusement, l’auteur accuse son « guide spirituel » (l’être céleste qu’il appelait à l’aide au premier couplet) d’avoir été trop faible, face à sa chair tellement puissante.
I don’t know if it’s pain or pleasure that I seek
My flesh was all too willing, my spirit guide was weakJe ne sais pas si je recherche la souffrance ou le plaisir
Le désir de ma chair était trop fort, mon guide spirituel était faible.
On se retrouve en enfer
Le pont de la chanson (musicalement très différent, reprenant un titre instrumental B-side paru avec All This Time en 1990, présente un enfer énigmatique, donnant la parole à l’acteur David Foxxe pour y accueillir le « héros » de notre chanson, dont on apprend qu’il s’est fait sauvagement assassiner par son ami suite à son infidélité.
[Ne t’inquiète pas], dit-il.
Paroles du pont
L’enfer est rempli de juges de courts suprêmes, de saints déchus.
Nous avons des cardinaux, des archevêques, des avocats, des experts-comptables,
des critiques musicaux [!]
La tentation vise tout le monde
Pour donner raison à ce texte provocateur, on peut citer ce verset de Paul à l’Église de Corinthe (gangrénée par des problèmes d’éthique sexuelle) :
Ainsi donc, que celui qui croit être debout prenne garde de tomber!
1 Corinthiens 10.12
Comme le dit Sting, « je ne suis pas fait de bois », et ceci est valable pour tous les êtres humains que nous sommes.
Mais immédiatement suit ce qui vient rassurer le chrétien qui se confie en Dieu.
Aucune tentation ne vous est survenue qui n’ait été humaine, et Dieu, qui est fidèle, ne permettra pas que vous soyez tentés au delà de vos forces; mais avec la tentation il préparera aussi le moyen d’en sortir, afin que vous puissiez la supporter.
1 Corinthiens 10.13
Personne n’est laissé seul face à la tentation, qu’il s’appelle Augustin, Thérèse d’Avila (aussi citée) ou qu’il soit un parfait inconnu dans l’histoire de l’Église. Nous pouvons connaitre le Dieu qui n’est jamais trop faible pour nous secourir.
Top! Comme d’hab!