Ce tube de Sam Smith de 2022 a rencontré un grand succès, avec sa mélodie bien découpée et sa simplicité (une bonne chanson, c’est souvent simple). 2 minutes 36 pour un titre qui passe vite.
Pour une fois, je résiste à inclure un lien vers le clip de la chanson, car cette production est très sexualisée et les images ne font que mettre en scène ce que le texte véhicule. C’est l’histoire d’un adultère : l’homme se laisse aller à tromper sa femme dans des clubs de strip tease, et tout ceci dans son dos.
Papa et Maman
Le chanteur londonien adopte une posture d’observateur. Il délibère sur cette infidélité manifeste, que tout le monde a pu remarquer, sauf la femme, victime du mensonge de son mari.
Le drame de la situation est accentué par la façon dont le refrain en nomme les protagonistes :
Mummy don’t know Daddy’s getting hot
At the Body Shop
Doing something unholy.
« Papa et Maman », qui se sont liés par le mariage (le 1ᵉʳ couplet le précise) et qui élèvent ensemble des enfants. Peut-être Sam Smith adopte-t-il la posture choquante de l’enfant qui a entendu parler de cette situation honteuse concernant son père, sans que sa mère en fût elle-même informée.
Je passe sur les métaphores sexuelles, dont la chanteuse en featuring (Kim Petras, une chanteuse allemande transsexuelle) use dans le couplet qui lui est réservé. Elle se met dans la peau de la personne avec qui le mari commet l’infidélité, en lui promettant sans vergogne qu’elle fera tout pour le couvrir si leur affaire paraissait au grand jour. Ou encore le Body Shop, nom d’un club pour adultes de Los Angeles, qui peut se traduire aussi « atelier de carrosserie ».
La symbolique religieuse
Ce qui frappe d’emblée est l’atmosphère religieuse de la chanson. La chorale en ouverture, qui revient appuyer les refrains ensuite, nous plonge au cœur d’un bâtiment religieux, et ce n’est pas un hasard. Car le titre de la chanson n’est pas Body Shop (les mots qu’on pourrait facilement retenir après l’écoute), mais Unholy.
Le graphisme de la chanson ajoute même une croix sur la hampe du h.
Le parolier utilise ce mot du champ lexical religieux. Sam Smith est passé par plusieurs lieux chrétiens dans son enfance (école catholique, Église anglicane) et semble marqué par ce parcours. D’après son témoignage, son homosexualité affirmée l’a éloigné de l’Église, de laquelle il n’est pas parvenu à surmonter l’esprit de jugement qu’il a ressenti. Il se peut même que l’emploi du terme unholy soit une réminiscence de ce qu’il a peut-être entendu, le terme pouvant signifier aussi « contre-nature » ; expression souvent brandie (trop) rapidement par les chrétiens face à l’homosexualité.
L’imagerie de la chanson va présenter toute cette activité adultérine sous les codes du diable (cornes, feu…), mise en scène dont Sam Smith et Kim Petras abuseront à outrance (jusqu’à en devenir carrément choquante) lors de la cérémonie des Grammys en février 2023.
Cette catégorisation en bien et en mal relève de ce que Dieu a toujours demandé à son peuple :
Vous distinguerez ce qui est saint de ce qui est profane, ce qui est impur de ce qui est pur.
Traduction King James : “difference between holy and unholy.”
Lévitique 10.10
C’est là ce que le Dieu saint (qui ne supporte pas le mal) attend de ceux qu’il veut sanctifier à son tour. C’est le programme de toute une vie que de discerner ce qui lui plait ou non.
Curiosité malsaine
Malgré tout, on n’arrive pas vraiment à trancher : la chanson est-elle réellement critique de cette situation dramatique ? Ou bien se complait-elle à qualifier quelque chose de profane, de non saint pour titiller notre curiosité à tous en matière d’« affaires » de ce genre ?
Ce ne ne sont que les 3 ou 4 premières phrases qui sont consacrées aux sentiments de l’épouse trahie. L’enjeu de la chanson semble moins porter sur la compassion à lui manifester que sur la possibilité que tout cela soit mis à découvert. L’histoire racontée à la 3ᵉ personne nous place tous au rang des observateurs. Et parfois, un observateur n’observe pas pour des raisons très saines !
Est-ce que la fidélité se réduit à cela ? Se permettre d’être infidèle tant qu’on n’est pas découvert ?
Non, l’infidélité reste dévastatrice, dans bien des familles, ne serait-ce que du point de vue des enfants (He left his kids at home, so he can get that).
Une production épurée
La boite à rythmique trap reste classique, renforcée par deux basses (l’une percussive, l’autre plus effilée en arrière-plan). Pour nous laisser attentif, la production a ajouté des bruits de casserole, qui nous font tendre l’oreille.
Mode phrygien
Mais l’intérêt de ce titre est modal ; c’est dans l’harmonie que l’ambiance sensuelle s’installe. La chanson utilise un mode particulier de la musique : le mode phrygien (comme le bonnet de la révolution française). Son originalité tient à son deuxième ton dans la gamme, qui est une seconde mineure (= un demi-ton).
C’est un mode très utilisé dans la musique arabo-andalouse (écoutez Ingobernable des Gipsy Kings). On en entend les épices juste avant les refrains de Unholy avec une descente de violons sur cette gamme. Mais d’autres musiques emploient ce mode, comme le superbe Innuendo de Queen, ou pas mal de métal (Shimmy de System of a Down, Wherever I May Roam de Metallica) ou même de hip-hop (This is how we do it de Montell Jordan ou Candy Shop de 50 Cent).
Sa variante majeure (appelée phrygien dominant) offre la possibilité d’enchainer deux accords majeurs très proches. Ce sont ces deux accords qui composent tout le titre Unholy :
C# D
C’est la raison pour laquelle la mélodie tourne souvent autour de ce demi-ton (l’essentiel du couplet est construit sur ces deux notes). Plus on exploite ce do♯−ré, plus la modalité est perceptible.
Une chorale d’Église
Je trouve l’effet « chorale d’Église » finalement plutôt raté (peut-être que je suis habitué à d’autres chants d’Église !). Cela ressemble plus à un chœur militaire (le côté haché du thème m’en donne l’impression). Mais après tout, pour l’observateur qui chante en gendarme de la pensée, quoi de plus normal ?
Une autre analyse de cette chanson (en anglais).